Édifice érigé délibérément sur la ligne frontalière du Québec et du Vermont, à la mémoire de Carlos Freeman Haskell (1824-1865) par son épouse, Martha Stewart Haskell (1831-1906) et son fils, le colonel Horace Stewart Haskell (1860-1940), entre 1901 et 1904, la Bibliothèque et Opéra Haskell desservait la population de Derby Line (USA), Rock-Island et Stanstead (Canada). Sa location particulière, maintes fois relevée, continue d’intriguer les visiteurs. La salle de l’opéra et son décor ont fait l’objet de plusieurs recherches par le passé mais bien des éléments demeurent inconnus. Ainsi, l’analyse détaillée du rideau de scène, tant au niveau technique qu’iconographique, n’a quasiment pas retenu l’attention des chercheurs jusqu’à ce jour. Visant à combler ces lacunes, cet article s’intéresse avant tout au bateau à vapeur localisé dans le centre gauche de la composition du peintre scénique Erwin LaMoss (1854-1910).
Dans la collection P-07 des archives du Haskell, on retrouve deux lettres destinées au colonel Horace Stewart Haskell, datées de juin 1902, et dans lesquelles l’architecte James Ball (?- 1940) suggère d’inclure le vapeur Lucania dans une scène vénitienne; il joint une représentation du paquebot à sa première missive. La décision du maître de l’œuvre, Horace Haskell, se prend rapidement.
Par sa représentation romantique de Venise, LaMoss immortalisera le transatlantique de la companie Cunard dans le rideau de scène de l’opéra, et ce, de manière fidèle puisque l’artiste se basait sur une illustration d’époque. L’on peut se questionner sur les raisons motivant le choix d’un bâtiment arborant le drapeau britannique et n’ayant jamais mouillé dans les eaux vénitiennes puisqu’il reliait les ports de Liverpool et de New York.
Parmi les explications plausibles, on peut relever que dès l’origine, Martha et Horace Haskell donneront une double mission à la Bibliothèque et Opéra Haskell : un lieu de savoir et d’enrichissement culturel. De plus, le colonel Haskell avait une passion pour la navigation, ce dont témoignent éloquemment les documents archivistiques, et il partira plusieurs fois en croisière. Dans ce contexte, seul le Lucania, à l’époque considéré comme le meilleur transatlantique de la marine britannique, à la pointe de la science mais aussi du raffinement, pouvait traduire la modernité et la somme de connaissances acquises par la société victorienne, ce qui justifie son introduction délibérée dans le parti iconographique retenu pour le rideau de l’opéra. Le Lucania symbolise le siècle en action. Ce n’est qu’à son bord que l’on pouvait envisager le Grand Tour en Europe, cette traversée culturelle prisée par une clientèle fortunée et férue de voyages en direction du Vieux Continent. Lors de sa triomphale tournée de conférences entamée en décembre 1900 sur le continent américain, durant laquelle il traitera de son évasion des prisons de Pretoria lors de la guerre des Boers, le correspondant de guerre Winston Churchill voyagera sur ce fameux Cunarder. L’histoire de ce paquebot mérite que l’on s’y arrête.
En 1891, la réputée compagnie de navigation Cunard signe un contrat avec les ateliers de Fairfield Shipbuilding & Eng. Co. à Glasgow en vue de la construction de deux nouveaux paquebots transatlantiques de haute gamme et à la fine pointe de la technologie : le Campania puis son navire-jumeau le Lucania, longs de 189 mètres, jaugeant 12 950 tonneaux. Ils s’avèreront les deux navires à flot les plus rapides et les plus grands de l’époque. Véritables villes flottantes, ils pouvaient accueillir 600 passagers en première classe, 400 en seconde et 1 000 en troisième classe.
La modernité caractérise ces luxueux bâtiments qui marquent un tournant dans l’histoire de la navigation : on a opté pour des navires à coque en acier, et non plus de bois, ainsi que pour la propulsion à deux hélices, une nouveauté, achevant ainsi la révolution déclenchée par l’ingénieur anglais Isambard Kingdom Brunel et Sir Francis Pettis Smith lors de la construction, à la fin des années 1830, de l’Archimedes puis du Great Britain affrétés par la Great Western Railway Company.
Tant le Campania que le Lucania sont entièrement propulsés à la vapeur. Celle-ci actionne les moteurs et provient de 12 chaudières de 5,4 m de diamètre et de deux plus petites (3 m de diamètre) destinées prioritairement aux manœuvres portuaires, le tout étant alimenté par 102 foyers. Les plus imposants de leur temps, d’une puissance de 23 000 kW, deux moteurs de cinq cylindres à triple expansion entraînaient les hélices à trois pales. Cette entrée dans la modernité sonne le glas de la roue à aubes et des voiles autrefois dominantes. Les mâts se dénudent et ne servent dorénavant qu’à accueillir les signaux et les postes de vigie.
La vocation commerciale du Lucania, transportant biens, marchandises et assurant le service postal intercontinental – ce qui explique des escales occasionnelles à Halifax, Boston et même Queenstown – demeure éclipsée par l’opulence toute victorienne offerte à ceux qui embarquaient à bord de ce navire de croisière, notamment aux voyageurs de première classe : la promenade, les ponts supérieurs mais aussi la bibliothèque et fumoir, la salle à manger, les salons, et la salle de danse s’ornaient de velours, de tapis épais, d’essences de qualité, de décors raffinés et d’un ameublement du meilleur goût qui feront de la traversée de l’Atlantique un rêve que d’aucuns caresseront, y compris Horace Haskell.
Il faut relever l’un des seuls inconvénients du Lucania. La machinerie occupant une place importante, la cargaison ne s’élève qu’à 1 620 tonnes de marchandises, y compris des denrées périssables préservées grâce à l’installation de machines à glace, une autre nouveauté.
Le journal de bord remis aux passagers nous apprend pourtant qu’à pleine capacité le bateau pouvait engranger 20 000 livres de bœuf frais, 1 000 livres de bœuf en conserve, 10 000 livres de mouton, 1 400 livres d’agneau, 500 livres de veau, 500 livres de porc, 3 500 livres de poisson frais, 10 000 volailles, 400 poulets, 150 canards, 80 oies, 100 dindes, 30 tonnes de pommes de terre, 30 paniers de légumes, 300 litres de crème glacée, 1 600 litres de lait, 18 000 oeufs, 1 000 livres de thé, 1500 livres de café, 2 800 livres de sucre blanc, 4 500 livres de molasse, 2 400 livres de fromage, 6 000 livres de jambon, 1 800 livres de lard fumé, etc, etc.
Pour répondre aux besoins de tous les passagers et pour assurer la bonne marche du transatlantique, 415 personnes composent le personnel et l’équipage. Ce dernier proprement dit en compte 61 : un commandant, six officiers, un comptable, un médecin, un charpentier, un calfat, un timonier et deux aides, six quartiers-maîtres, un lampiste et 40 divers. Le service mécanique occupe 195 employés : un chef mécanicien, 21 mécaniciens, deux mécaniciens pour les chambres froides, neuf électriciens, deux magasiniers, un attaché aux pompes, 18 graisseurs, neuf chefs chauffeurs, 75 chauffeurs, 57 porteurs de charbon. 159 membres du personnel assurent le confort des voyageurs : un maître d’hôtel, 105 garçons de salle, 45 cuisiniers, laveurs de vaisselle, etc., et huit femmes de chambre.
Enfin, dernier détail mais pas le moindre : l’éclairage, uniquement électrique, à l’image de celui révolutionnaire du Servia, en 1881, était assuré par deux génératrices de 100 volts chacune.
(Voir Un transatlantique à Stanstead, Partie 2)